Selon Jean Davallon, la médiation « vise à faire accéder un public à des œuvres et son action consiste à construire une interface entre ces deux univers étrangers l’un à l’autre (celui du public et celui, disons, de l’objet culturel) dans le but précisément de permettre une appropriation du second par le premier ». Au même titre qu’une rencontre avec des collections physiques, l’appropriation d’œuvres de réalité virtuelle par les publics d’un lieu culturel nécessite d’être accompagnée. Un ensemble de moyens matériels, techniques et humains peuvent ainsi être mobilisés pour accueillir les visiteurs et les appuyer dans la découverte de cette expérience : facilitation des conditions d’accès, mobilisation de médiateurs pour accompagner les publics, aménagements des espaces physiques, etc. Cet article reviendra aussi sur la capacité des œuvres de réalité virtuelle à être de véritables objets de médiation en tant que tels. En effet, leur capacité à mobiliser la vue et l’ouïe, à mettre en mouvement le corps d’un visiteur et à l’embarquer dans un récit semblerait faire de ce médium un moyen de médiation idéal.
3 conditions pour assurer la médiation d’une expérience immersive
Pour intégrer au mieux une expérience de réalité virtuelle dans un lieu culturel physique, 3 conditions semblent nécessaires à définir au préalable pour en assurer une médiation optimale :
- Comment les participants accèdent-ils à l’expérience VR ?
- Comment peuvent-ils être accueillis (On Boarding) et accompagnés ?
- Comment les espaces physiques doivent être aménagés ?
Condition 1 : Comment les participants accèdent-ils à une expérience VR ? Doit-elle être payante ou proposée gratuitement ? Son accès doit-il être libre ou soumis à un créneau de réservation ?
Différents cas peuvent ainsi être envisagés :
Cas 1: Expérience VR en accès libre : si le flux de visiteurs le permet, l’expérience VR peut être proposée gratuitement et en accès libre. C’est l’option choisie par le mémorial de Verdun pour Paysages de paix, paysage de guerre où l’expérience de réalité virtuelle est pensée comme un complément à la visite. A ce titre, l’expérience est comprise dans le billet d’entrée du musée. Quatre bornes en libre accès sont donc mises à la disposition des visiteurs.
Cas 2 : Expérience VR avec accès sur réservation le jour de la visite du lieu : Si l’affluence dans le lieu est relativement maîtrisable, une réservation préalable en ligne ou sur place sur un créneau horaire déterminé peut être envisagée. Cette réservation peut être accompagnée d’une billetterie spécifique. C’est le cas, par exemple, de l’expérience proposée par le Château de Chambord : Chambord 360°, un fabuleux voyage où l’expérience est payante (8 €), accessible tous les jours sur des créneaux horaires précis (10h00 à 12h00 et 14h à 17h00) avec des séances toutes les 30 minutes. C’est aussi ce que propose, par exemple, le Paléosite de Saint-Césaire pour découvrir l’expérience VR Lady Sapiens. Pour Saint-Césaire, la réservation se fait en ligne ou à l’accueil sur place. Avec cinq casques pour une expérience de 20 minutes, 70 personnes environ peuvent être accueillies chaque jour. Pour réguler ces flux sur la journée, un calendrier numérique partagé avec les animateurs de l’expérience VR est a priori essentiel pour assurer un suivi des inscriptions en ligne et à l’accueil.
Cas 3 : Expérience VR en accès libre sur réservation avec billet horodaté. Dans certains lieux où l’affluence est particulièrement forte, une réservation en ligne exclusivement et à un horaire précis peut être envisagée. Le cabinet de réalité virtuelle du Muséum national d’histoire naturelle est accessible dans ces modalités. À son lancement en 2017, envisagé comme une offre en soi, il est désormais proposé de façon couplée avec la visite de la Grande Galerie de l’Évolution.
Une fois la réservation prise, l’accueil et l’accompagnement sont des composantes essentielles à prendre en compte dans la médiation d’une expérience virtuelle.
Condition 2 : Comment accueillir (On Boarding) et accompagner les visiteurs ? Les conditions d’accueil et d’accompagnement font partie intégrante de l’expérience.
Au-delà de la logistique et de la maintenance technique (allumage de l’ordinateur et/ou des casques VR, manutention ou lancement simultané des casques, nettoyage du matériel et mise en place de mousses de rechange dans le respect des règles sanitaires, rotation du matériel, etc.), le rôle du médiateur est central pour accompagner les utilisateurs à vivre pleinement l’expérience immersive tant d’un point de vue technique, que de mise en condition des participants.
D’un point de vue technique, l’accompagnement à la prise en main sera plus ou moins conséquent selon :
- La typologie d’expérience VR : linéaire, interactive, film 360° ;
- Le positionnement de l’usager : stationnaire, en cinéma VR, en déambulation (roomscale), assis / debout :;
- La dimension collective ou non de l’expérience ;
- Les moyens humains qui peuvent être mis à disposition en fonction du modèle économique envisagé (et du retour sur investissement potentiel pour absorber ces coûts de médiation).
Selon ces différents critères, différents niveaux d’appui en termes de médiation humaine peuvent être envisagés :
Cas 1 : Si l’expérience VR est un film 360° sans interactivité, l’accompagnement à la prise en main est aisé.
Ce type de dispositif peut être accessible dans des espaces individuels en position stationnaire, debout ou assis. C’est le cas, par exemple, de l’expérience de visite virtuelle de Notre-Dame de Paris proposée par Ubisoft à proximité de la Cathédrale, dans la crypte archéologique de l’Île de la Cité. Accessible dès 7 ans, cette expérience créée à partir des images du jeu vidéo Assassin’s Creed : Unity dure seulement cinq minutes. Trois casques sont gérés simultanément par un médiateur au début du parcours.
Cas 2 : Si l’expérience VR nécessite de l’interaction (avec usage de manettes par exemple), l’accompagnement à la prise en main nécessitera de prendre en compte l’aisance et la maturité des utilisateurs vis-à-vis des fonctionnalités proposées. C’est le cas de The Dawn of Art, cette expérience VR qui propose une immersion poétique et interactive dans la grotte Chauvet.
Cas 3 : Si l’expérience VR est collective et en déambulation (free roaming), l’équipement sera potentiellement plus conséquent (sac à dos contenant un PC + casque VR) et l’accompagnement à la prise en main nécessitera de rappeler différentes règles et fonctionnalités. C’est le cas du Bal de Paris où la mixité entre spectacle vivant et expérience virtuelle (1h15 de spectacle dont 35 minutes de réalité virtuelle) nécessite de rappeler un ensemble de prérequis pour une expérience optimale : durée de l’expérience, mise en situation éventuelle. La dimension collective de l’expérience (10 spectateurs par session) nécessite la mobilisation de game masters (2 danseurs professionnels) pour veiller au bon déroulé de l’expérience, guider les visiteurs / spectateurs et, surtout, contribuer à l’expérience qu’ils vivent. Plus de 30 000 spectateurs ont participé au Bal de Paris (avec un billet moyen entre 25 et 30 €).
Ces différents niveaux de mobilisation de médiation humaine sont donc clairement corrélés à l’expérience VR envisagée. Il en est de même pour l’aménagement des espaces d’exposition
Condition 3 : Comment les espaces physiques doivent être aménagés ?
L’aménagement des espaces en termes de signalétique, de scénographie ou de mobiliers peut être défini préalablement au lancement de cette expérience. Si l’expérience ne nécessite pas de déambulation, un espace pourra être aménagé et délimité pour accueillir les utilisateurs à l’instar du cabinet de réalité virtuelle du Muséum national d’histoire naturelle. Pour contribuer au sentiment d’immersion d’une telle expérience, l’espace pourra être plus scénographié comme il l’a été, par exemple, dans le cadre de La bibliothèque, la nuit. Enfin, dans le cadre d’une déambulation, des aménagements techniques des espaces sont potentiellement à envisager pour fixer les moments d’interactivité dans les espaces (à l’image du parcours défini pour Eternelle Notre-Dame sous le parvis de l’Arche de la Défense).
Au-delà des niveaux d’accompagnement d’une expérience VR, quel qu’ils soient (en termes d’accès, d’appui humain ou d’aménagements des espaces), les expériences VR elles-mêmes peuvent devenir un véritable support de médiation pour les lieux culturels qui les accueillent et les co-construisent.
Ce que peut apporter une expérience en réalité virtuelle en termes de médiation.
En 1994, dans son ouvrage Transferts intermodaux et intégration intermodale, Yvette Hatwell, professeure en psychologie et chercheuse au CNRS a démontré que notre cerveau perçoit 83 % des informations par la vue et 11 % par l’ouïe. Pour ce qui est de la rétention des informations, celui-ci ne mémorise que 20% de ce que nous entendons, 30% de ce que nous voyons, 50% de ce que nous voyons et entendons et 90% de ce que nous disons en faisant. Les dispositifs de réalité virtuelle ont cette vertu d’allier la vue, l’ouïe et la gestuelle. De ce fait, ils peuvent être envisagés à part entière comme des outils de médiation favorisant l’expérience et l’appropriation des publics grâce à une variété de modèles de narration et d’environnements narratifs envisageables.
Une variété de modèles narratifs possibles.
Différents types de narrations sont possibles selon l’expérience souhaitée :
1er modèle – C’est le cas, par exemple, de Modigliani VR – The Ochre Atelier à la Tate Modern, Ayahuasca Kosmik Journey, ou Alienarium à la Serpentine qui propose d’expérimenter un récit linéaire à travers une expérience interactive multi-utilisateurs.
2e modèle – Le récit linéaire avec déplacement physique : le récit peut être guidé pour suivre plus aisément une trame narrative déterminée ou favoriser la déambulation physique. L’expédition immersive, L’Horizon de Khéops, proposée à l’Institut du monde arabe de juin à octobre 2022, reconstitue les conditions d’une visite de groupe en déambulation avec le suivi d’un guide virtuel pour partir à la découverte de la célèbre pyramide. Produite par Emissive, cette expédition reprend les codes d’Éternelle Notre-Dame cité préalablement dans un autre article.
3e modèle – l’expérience interactive et multisensorielle : le récit peut faire l’objet d’une déambulation physique avec une expérience en réalité virtuelle interactive tout en mobilisant d’autres sens (l’ouïe, l’odorat, la vue ou le toucher). À ce titre, l’expérience We live in an ocean of air est particulièrement intéressante. Proposée depuis mai 2022 au ArtScience Museum de Singapour (précédemment au Centre Phi à Montréal), cette installation permet aux participants de voyager à travers une forêt et d’interagir avec son écosystème. L’expérience en réalité virtuelle est complétée par un son surround, un système de diffusion de parfums et des effets spéciaux afin de créer l’impression réelle d’être dans une vraie forêt.
4e modèle – Le récit hybride mêlant physique et virtuel : le récit peut mixer une expérience physique et virtuelle. Fugue VR est un exemple de cette approche mixte de 12 minutes entre spectacle vivant – qui peut réunir jusqu’à 12 personnes – et réalité virtuelle (voir le film de présentation) pour découvrir une recréation de l’œuvre emblématique Fugue / Trampoline de Yoann Bourgeois.
Ces différents modèles narratifs – ayant comme seul point commun l’usage du médium VR, sont autant de manières d’envisager différemment la médiation des lieux de culture.
Une multiplicité d’environnements narratifs dans lesquels sont restitués cette histoire.
Un autre point peut aider à affiner les besoins de médiation d’une expérience de réalité virtuelle : l’environnement tant sonore que vidéo dans lequel est restituée l’histoire.
L’environnement sonore contribue de façon essentielle au sentiment d’immersion. Les bruitages et sons participent à l’ambiance de l’expérience, la voix off, au récit. À l’image du récit, le recours au son est envisagé dans les expériences sous différentes formes : linéaire, spatialisé (avec le recours au son binaural 3D) ou interactif. TheBlu, exploration VR sous-marine, illustre cette exploitation du son dans ces différentes dimensions. Créée par WeVR en 2014 et exposée au Museum de Los Angeles, cette œuvre VR a recours au son pour recréer un environnement maritime : fond sonore sourd et mat permanent, bruitages métalliques et aquatiques. Ces différentes compositions sonores contribuent à donner vie à cette ambiance si spécifique mais aussi à scinder des épisodes au sein de l’expérience ou à interpeller le regard de l’utilisateur pour le guider vers d’autres points d’intérêts. The monk by the sea, une expérience VR autour de l’œuvre de Caspar David Friedrich témoigne aussi d’un travail sur l’immersion sonore particulièrement illustratif.
Concernant l’environnement visuel, il peut être interactif ou non. Selon chacun de ses formats, les possibilités d’intéractivité dans cet environnement seront plus ou moins fortes. Dans le cas de la vidéo 360°, l’immersion sera faiblement interactive, l’utilisateur étant alors dans un rôle de spectateur (c’est le cas de Modigliani VR ou Hypno par exemple) ; dans d’autres cas, l’utilisateur pourra se déplacer et interagir avec l’environnement restitué, avec les objets ou avec les personnes (virtuelles) rencontrées (c’est le cas de l’Horizon de Khéops ou de We Live in an ocean of air).
À l’instar d’autres œuvres ou dispositifs, les expériences de réalité virtuelle font l’objet d’une médiation pour en faciliter l’accès, la découverte et l’appropriation par les publics. La variété des modèles et des environnements narratifs qui peuvent être proposés sont autant d’atouts pour mettre en lumière d’autres regards et expériences sur des collections, des œuvres. Elles sont donc aussi de formidables compléments à d’autres formes de médiation déjà accueillies dans les lieux de culture.
Antoine Roland et Baudouin Duchange