A la croisée de l’animation et du numérique, Boris Labbé est un artiste hybride qui explore de nombreux formats et genres. Par la pratique du dessin, il met sa pratique artistique au service du cinéma, de projets scénographiques et désormais de la XR avec le soutien de Sacrebleu Productions, société de production spécialisée dans le cinéma d’animation (et avec succès !). Une curiosité pour les nouveaux formats qui est une continuité de son travail avec Ito Meikyū, œuvre récompensée du Grand Prix lors de Venice Immersive 2024.
Ito Meikyū était présenté cette année en Work-In-Progress lors du Annecy Festival 2024.
Se laisser convaincre par la création VR
Boris Labbé – La réalité virtuelle ne s’est pas imposée à moi immédiatement. Le dispositif du casque n’est pas si évident quand on vient du cinéma et de l’animation, je n’étais pas non plus équipé, la définition n’était pas extraordinaire au départ… Le déclic s’est produit en 2019, après un temps de découverte de tous les formats immersifs. J’ai eu notamment l’opportunité d’être juré au festival Vienna Shorts en 2018 pour y voir des films 360. J’ai toujours eu une curiosité dans tous les formats audiovisuels, et en souhaitant “remettre en jeu” mes compétences en animation à chaque projet. Et puis mon producteur, Ron Dyens, était également très intéressé pour tenter quelque chose en réalité virtuelle. Une fois le bon projet trouvé, on s’est lancé ensemble.
B. L. – Aujourd’hui, au fil du développement de Ito Meikyū (ex-Mono No Aware, ndlr), j’ai une meilleure connaissance du médium et des auteurs qui s’en sont emparés. On peut voir des artistes et des créateurs venus de toutes les pratiques artistiques, et c’est fascinant. Il y a une forme d’ouverture artistique qui est à la croisée du cinéma, du jeu vidéo, de l’art numérique et de l’art contemporain notamment. On voit peu de gens du jeu vidéo devenir réalisateur pour le cinéma, par exemple. La VR reste à l’heure actuelle un médium d’expérimentation qui m’a intéressé par cette idée de pouvoir essayer des choses, souvent dans un inconnu artistique et technique. On peut créer son propre chemin comme artiste VR. C’est mon cas, mais je le fais aussi dans le cinéma ou sur tous projets, où je travaille souvent avec des outils dédiés.
B. L. – On est aussi sur une période plutôt bénéfique pour la réalité virtuelle, avec un vrai soutien des pouvoirs publics – du CNC et d’autres institutions – et les festivals. Tous les intérêts convergent pour motiver les producteurs, et les artistes, à s’y intéresser.
Ito Meikyū, dérouler le fil du labyrinthe…
B. L. – Ito Meikyū est une notion japonaise qui correspond à l’idée que véhicule le projet, dans une démarche finalement très expérimentale. En discutant avec l’artiste Ryo Orikasa, qui a collaboré au projet pour certaines calligraphies et certains dessins, on a inventé cette formule de ITO = le fil, et MEIKYU = le labyrinthe. Le projet a eu plusieurs titres, au fil de son développement, qui correspondaient à certaines idées d’animation ou de dessin (FUKINUKI YATAI, une représentation de l’intérieur de bâtiments depuis un point de vue en hauteur, en omettant le toit et le plafond – lien).
B. L. – Le projet incorpore des représentations venus de la Chine ou du Japon, que j’ai également utilisées dans mes projets de cinéma. Ou des techniques de réalisation qui sont intégrées aux idées graphiques : par exemple, le principe du traveling pourrait être une correspondante cinématographique au rouleaux peints japonais ou chinois, tout en horizontalité. Les points de vue adoptés lorgnent vers le voyeurisme, notamment dans des décors ouverts qui laissent apparaître l’intimité des lieux. La VR est par nature voyeuriste, j’en ai joué dans le parcours proposé au spectateur.
B. L. – Il y a deux œuvres littéraires qui m’ont également fortement inspirées. “Le Dit du Genji” de Murasaki Shikibu, supposé être le premier roman fleuve de l’humanité, écrit vers l’an 1000. C’est un ouvrage poétique difficile à adapter, mais j’ai pu m’en inspirer et en incorporer certains morceaux. Sans être narrateur, il y a une iconographie et des idées qui m’ont inspirées pour établir la bible graphique d’Ito Meikyū. Et “Les Notes de Chevets” de Sei Shōnagon, qui peut se lire dans n’importe quel ordre. De ce point de départ, je souhaitais créer une expérience expérimentale non narrative (pas de voix, pas de texte explicatif…), mais la VR requiert quand même une forme de continuité, dans son déroulé. J’ai essayé de proposer plusieurs cheminements ; il est impossible de faire l’ensemble de l’expérience Ito Meikyū en une fois. Et chaque spectateur ne verra pas la même chose.
Adapter la technique du dessin et de l’animation à la VR
B. L. – En arrivant sur le médium VR, je n’ai pas changé ma façon de dessiner ou de concevoir l’animation. Je travaille sur la notion de boucle sur l’ensemble de mes projets, y compris sur les récents La Chute ou Rhizome. Je travaille à l’encre et à l’aquarelle, avec une étape pour les scanner et tout envoyer vers des logiciels (Photoshop, After Effect…). Sur les éléments 2D, ma démarche a été identique. Néanmoins il m’a fallu réfléchir à l’idée de dimension, pour donner du volume à mes dessins. Il fallait casser l’effet de “trop plein” des dessins dans leur texture, notamment sur les architectures ou la végétation, et réfléchir à la superposition des éléments.
B. L. – En temps réel, il a fallu réfléchir à la lecture de l’œuvre avec l’ensemble de ces éléments. Unity n’est pas prévu pour faire tourner tout cela. On a donc travaillé avec une grosse phase de prototypage pour trouver la bonne façon de faire.
B. L. – On a travaillé sur la dynamique de l’utilisateur dans Ito Meikyū, en conservant dans l’installation des déplacements par le regard – toujours dans l’idée du voyeurisme. L’utilisateur reste debout, présent physiquement dans l’expérience, dans une forme de chasse au trésor pour visiter l’ensemble des scènes et éléments de l’expérience. Cela peut demander quelques apprentissages au public non-initié. Et c’est aussi une bonne raison pour la refaire !
A suivre : une exposition à la galerie Drawing Lab Paris
B. L. – Ito Meikyū sera présenté en avant-première mondiale lors de Venice Immersive 2024, mais nous ouvrons aussi une exposition avec le projet VR quelques semaines après à Paris à la galerie Drawing Lab. C’est une exposition qui regroupe un ensemble d’œuvres qui gravitent autour du projet Ito Meikyū, de la VR à l’animation, de l’installation à la sculpture. Des sérigraphies, des dessins, une sculpture de métier à tisser, des écrans, de l’art vidéo et l’œuvre en VR qui en est la pièce centrale. C’est un projet global qui fait sens avec l’intégralité de ces propositions. J’ai eu la chance de voir l’animation arriver dans le monde de l’art contemporain, et ce n’est plus impossible d’organiser ce mélange des genres.
B. L. – La VR implique un dialogue direct avec le spectateur, mais l’idée n’est pas de convaincre tous les spectateurs immédiatement. Notre exigence avec Sacrebleu est de pousser l’exigence artistique au maximum, pas de simplifier la démarche du spectateur. Évidemment, lors de l’exposition il y a aura des textes pour comprendre notre démarche, mais Ito Meikyū se vit essentiellement à travers l’expérience de façon sensorielle et intuitive. Qui plus est, on peut profiter de l’œuvre VR avec l’ensemble des créations qui y seront présentes.