Dès 2016, 400 000 casques de réalité virtuelle sont vendus dans le monde. Cette profusion matérielle a permis d’outiller de nombreux usages dans des domaines d’intervention particulièrement variés : formation, enseignement, immobilier, aviation, industries, médecine, etc. Le champ de la culture ne fait pas exception et de nombreux projets enrichissent désormais la ligne éditoriale d’une diversité de lieux patrimoniaux et de spectacle vivant ainsi que leurs possibilités de médiation.
1. Institutions scientifiques : faire vivre et expérimenter des expériences scientifiques et environnementales
A partir des années 80, de nombreux lieux de diffusion spécialisés en sciences naturelles et techniques (muséums, centres culturels scientifiques techniques et industriels (CCSTI), aquariums, zoos, etc.) ont mis en place des espaces de médiation dédiés, favorisant tant l’accessibilité que la multidisciplinarité des contenus abordés. Ces espaces mettent en avant des formats ludiques et immersifs pour être au plus proche des visiteurs et des sujets traités.
Preuve en est, la création de planétariums dans nombre de ces lieux, et ce, dès les années 50 (environ 70 planétariums fixes en France et 70 mobiles – voir sur le sujet l’excellent article de la Cité de l’espace de Toulouse). Initialement construits pour reproduire le ciel par optomécanique, ces planétariums peuvent désormais accueillir des contenus avec une qualité d’images allant aujourd’hui jusqu’à 10 000 pixels. Une telle qualité d’images a permis de convertir des expériences VR 360° ou 6DOF dans un format dôme, comme ce fut le cas pour le film VR -22,7° sur l’Arctique, Last Whispers sur l’extinction des langues dans le monde ou Ayahuasca Kosmik Journey, un voyage hallucinatoire au cœur des pratiques spirituelles amazoniennes. L’exemple des planétariums et des adaptations de contenus VR au format dôme démontrent la volonté d’immersion et de mise en récit qui prévalent dans les approches expérientielles des lieux culturels scientifiques.
Autre manifestation probante de ces approches expérientielles au sein des lieux scientifiques : l’usage de la réalité virtuelle intégrée de façon permanente ou temporaire dans des expositions.
Pour des centres scientifiques, aborder l’espace par d’autres moyens que des planétariums peut être envisagé grâce à l’usage de la réalité virtuelle. L’Infini en est un exemple. Cette exposition itinérante a été réalisée par le studio québécois Felix&Paul, accueillie au Centre PHI en 2021, elle est désormais en tournée dans toute l’Amérique du Nord. Par l’intermédiaire de casques de réalité virtuelle, cette exposition vise à immerger ses visiteurs dans la peau d’un astronaute. Le parcours débute par l’embarquement via la prise de casques VR, se poursuit à bord de la Station Spatiale Internationale, et se termine par un retour sur terre (restituée par une installation audiovisuelle réalisée par l’artiste contemporain japonais Ryoji Ikeda). Pour mener à bien cette expérience, des prises de vues réelles stéréoscopiques et à 360° ont été réalisées pendant deux ans par les astronautes hôtes de la station. En écho à ce sujet, d’autres exemples peuvent être convoqués tels que le film en vidéo 360 (ou en cinématique VR) Dans la peau de Thomas Pesquet ou encore le jeu éducatif VR disponible en ligne Solar System VR.
Pour des muséums, zoos, aquariums ou parcs naturels ou animaliers, de nombreuses œuvres de réalité virtuelle peuvent aussi être envisagées. Elles transportent les visiteurs au plus proche des animaux sauvages, dans leurs environnements naturels. Ce fut le cas, par exemple, avec le documentaire VR produit par Arte 700 Sharks qui relate la quête scientifique du photographe sous-marin et biologique Laurent Ballesta sur les requins du Pacifique.
C’est également le cas d’une autre expérience-documentaire produite : The Wild Immersion. Cette série de 8 films et documentaires en vidéo 360° permet de faire découvrir la richesse des écosystèmes terrestres, aquatiques et aériens. Un tel format se rapproche d’un film et peut donc être déployé dans un large panel d’établissements :
- Cinémas (ex. Pathé Vill’Up pour un prix de 10€ la séance de 10h à 22h30, toutes les 45mn) ;
- Jardins et parcs (ex. Jardin d’acclimatation qui a intégré cette offre dans son billet d’entrée pour 100 personnes maximum avec un palais d’hiver végétalisé pour l’occasion) ;
- Centres commerciaux (ex. La Toison d’Or à Dijon pour un tarif unique de 8€ dans un espace aménagé avec des bancs en bois, des posters…) ;
- Musées et des CCSTI (ex. Musée de la Nature au Canada, Cap Sciences…) ;
- Ou encore des centres numériques (ex. les salles « Arcadia Earth » qui proposent des voyages multi sensoriels à grande échelle à travers des mondes sous-marins, des terres fantastiques et des installations artistiques inspirantes).
Au-delà de l’expérience et de la volonté de renouveler des publics en proposant des nouveautés, des réponses à des enjeux pédagogiques peuvent être apportées par ce genre de dispositifs. Au Zoo d’Amnéville, un spectacle immersif, Extended Reality World, a été renouvelé en 2022 avec cette ambition. La Présidente du Zoo évoque le fait que l’ « on est sur un enjeu de sensibilisation du grand public. Et s’il peut retenir avec ce show que la planète est un endroit merveilleux qu’il faut absolument préserver pour pouvoir continuer à observer dans leur environnement des animaux tels que ceux qui sont projetés dans le show, on aura déjà une grande bataille derrière nous » (sources).
La richesse et la diversité des propositions immersives à la disposition des lieux de diffusion scientifique est immense. Souples, adaptables, ces dispositifs peuvent alimenter la programmation d’expositions ou d’espaces dédiés. Ils favorisent les approches expérientielles inhérentes à ce type de lieux. Ils répondent aussi tant à des besoins de renouvellement et de nouveautés attendues de la part des publics familiaux, des touristes saisonniers ou des publics scolaires qu’à des enjeux pédagogiques et de transmission. Ces pratiques ne sont pas l’apanage uniquement des lieux scientifiques mais elles s’installent également de plus en plus dans les lieux patrimoniaux (histoire, beaux-arts, architecture…).
2. Beaux-arts et Patrimoine(s) : mieux reconstituer pour sensibiliser et renouveler notre regard sur l’art et l’histoire
Dans le domaine des beaux-arts, du patrimoine et de l’archéologie, les technologies immersives ont d’abord été utilisées à des fins de recherches scientifiques. Dès les années 70, des campagnes de numérisation d’œuvres, de sites patrimoniaux en 2D puis en 3D ont été réalisées à des fins de préservation, de documentation ou de restauration.
Depuis plus de vingt ans, la modélisation 3D est utilisée pour réaliser des relevés topographiques numériques. Ces modélisations favorisent le rassemblement de nombreuses sources disponibles sur une œuvre ou un lieu afin de vérifier des hypothèses historiques ou scientifiques. Ce fut le cas pour le projet scientifique Rome Reborn lancé dès 1996 (avec des nouvelles versions régulières). Ce projet avait alors l’objectif de modéliser entièrement la ville de Rome en 320 après Jésus-Christ. Pour mener à bien ces types de restitutions, quatre critèress semblent essentiels : le réalisme, l’accessibilité des sources d’informations, la représentation des incertitudes et la pérennité de la modélisation (pour en savoir plus, voir le passionnant article La modélisation 3D comme méthode de recherche rédigé par Mathieu Rocheleau).
Depuis une dizaine d’années, de nombreux lieux culturels publics et privés utilisent ces ressources scientifiques pour les adapter au grand public. Des entreprises initialement spécialisées dans la restauration du patrimoine se sont diversifiées dans la création de contenus de médiation. C’est le cas, par exemple, de l’entreprise Art Graphique et Patrimoine qui a réalisé une campagne de numérisation 3D (laser et photogrammétrie) à des fins de restauration de l’abbaye du Mont Saint-Michel. Ces images ont ensuite été réutilisées par Arte et Gédéon Programmes pour produire, en partenariat avec le Centre des Monuments Nationaux, le documentaire Le labyrinthe de l’archange. Celui-ci reconstitue les différentes phases de construction du Mont Saint-Michel. Plus récemment, des images de la Cathédrale Notre-Dame réalisées par Art Graphique et Patrimoine ont alimenté différentes expériences numériques. Les résultats des recherches scientifiques ou des opérations de restauration sont ainsi repris pour être dérivés via des formats multiples : visites en ligne, dispositifs interactifs, expositions numériques, films documentaires… et également expériences en réalité virtuelle.
Plusieurs exemples illustrent l’intérêt des sites patrimoniaux pour l’usage de la réalité virtuelle dans un but de médiation, et ce, quelque soit la période historique de ces lieux. La réalité virtuelle permet par exemple de restituer un passé disparu. C’est le cas au Théâtre antique d’Orange avec la visite virtuelle qui prolonge la visite ou avec l’expérience VR Pompéi créée à l’occasion de l’exposition accueillie au Grand Palais en 2020.
La réalité virtuelle peut aussi favoriser un accès inédit à des lieux inatteignables. C’est ce que propose Chambord avec une exploration par le ciel du plus célèbre château de François Ier (Chambord 360°) ou l’œuvre VR The Dawn of Art qui reconstitue de manière poétique la grotte Chauvet (une réplique de la grotte a ouvert ses portes en 2015, l’originale étant fermée au public).
Un dispositif de réalité virtuelle pour un lieu patrimonial peut s’envisager comme une brique de médiation complémentaire pour appréhender un site, restituer un passé disparu ou faciliter l’accès à l’inaccessible. L’expérience de réalité virtuelle peut aussi devenir une expérience, voire une exposition virtuelle à part entière dans laquelle le visiteur déambule. C’est le cas, par exemple, de L’Horizon de Khéops accueillie actuellement à l’Institut du Monde Arabe. Au-delà des sites patrimoniaux en tant que tels, les œuvres et les collections peuvent aussi faire l’objet d’expériences renouvelées par l’intermédiaire de la réalité virtuelle.
L’expérience 1,2,3…Bruegel ! renouvelle ce regard en augmentant, grâce à l’usage de la réalité virtuelle, le tableau Jeux d’enfants de Pieter Bruegel l’Ancien. La troisième dimension est utilisée pour faire vivre les protagonistes de la toile dans un gigantesque cache-cache virtuel, permettant ainsi aux enfants d’expérimenter l’usage de la perspective en peinture. Ce projet fait partie des productions numériques de la chaîne de télévision Arte qui a rassemblé une collection de productions en réalité virtuelle pour « traverser la toile » : Arte Trips. 10 épisodes ont ainsi été consacrés aux tableaux de nombreux peintres : Bruegel, Manet, Böcklin, Caravage, Munch, Douanier Rousseau…
La première expérience de ce programme franco-allemand est consacré aux Nymphéas de Claude Monet. Cet épisode de 8 minutes démarre dans une des salles ovales du musée de l’Orangerie et propose une belle mise en scène liée au travail du peintre autour du thème des nymphéas. L’expérience, coproduite par le musée, a d’ailleurs été présentée in situ au musée de l’Orangerie entre novembre 2018 et mars 2019 dans un espace de 40m2 à l’occasion du centenaire de la donation à la France des panneaux par l’artiste et a attiré plus de 12 000 visiteurs.
Initialement utilisées à des fins scientifiques, les nouvelles technologies ont progressivement été adaptées pour valoriser tant les sites patrimoniaux que leurs collections. La réalité virtuelle est l’un de ces dispositifs. Elle peut s’envisager en complémentarité, comme une expérience ou une exposition en soi. Le recours à la VR peut ainsi faciliter la restitution d’un passé disparu, donner accès à l’inaccessible, renouveler le regard sur des collections par une approche poétique ou ludique. Les différents formats VR sont aussi un moyen de compléter d’autres moyens de diffusion culturelle tels que des documentaires et peuvent être proposées aussi bien dans que hors les murs. Une telle richesse d’approches permet d’aborder un troisième champ culturel usager de la réalité virtuelle : le monde de l’image et du spectacle vivant.
3. Spectacle vivant et monde de l’image : Les nouvelles expressions artistiques révélées par l’immersion
Depuis plus d’une quinzaine d’années, de nombreuses initiatives œuvrent au rapprochement entre arts et sciences par le biais de programmes ou de résidences dédiées à l’innovation.
C’est le cas de l’Atelier Arts Sciences porté par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) de Grenoble. En partenariat avec le théâtre de l’Hexagone, artistes et scientifiques collaborent ensemble pour expérimenter de nouvelles créations en lien avec les dernières recherches scientifiques. Ces collaborations sont l’occasion de s’interroger sur les rapports de la société à la nature, au savoir, au corps, à l’énergie, etc. Ce type de collaboration permet aux différentes disciplines du spectacle vivant de s’emparer de techniques de captations pour envisager des formats de représentation de plus en plus hybrides entre physique et numérique. Pour les lieux de diffusion, ces nouvelles pratiques, technologies et œuvres sont l’occasion de développer des mises en scène alliant le mouvement physique avec une esthétique augmentée. C’est d’ailleurs avec la même ambition que s’est adossé le LAB7 à la compagnie de cirque les 7 Doigts de la main au Québec.
A ce titre, plusieurs exemples viennent illustrer l’apport du numérique dans le spectacle vivant, à l’instar de VR_I par la compagnie Gilles Jobin et Artanim, Eve, la danse est un espace sans lieu produit par la Compagnie Voix ou encore le Bal de Paris mis en scène par la chorégraphe et réalisatrice Bianca Li. Ce spectacle de danse emmène les spectateurs dans des imaginaires animaliers proches de Lewis Carroll et une ambiance irréelle à la Eyes Wide Shut. La prestation des danseurs est appuyée par une expérience accessible via des casques de réalité virtuelle afin de, selon les mots de Blanca Li, de « rendre présents les corps ». Le soin apporté à la création virtuelle depuis les costumes et les masques (par Chanel), jusqu’aux décors et à la direction musicale, participent à l’immersion dans un monde étrange et magique.
Une logique un peu différente s’est développée dans l’audiovisuel où de nouvelles formes de narrations ont émergé ces dernières années autour de la réalité virtuelle ou augmentée. Le secteur de l’image s’est doté depuis quelques années de nombreuses infrastructures :
- festivals dédiés aux nouvelles écritures (Sundance New Frontier, Tribeca, Mostra de Venise VR, NewImages, Kaohsiung VR Film Festival…).
- financements publics plus adaptés (ex. le Fonds expériences numériques créé en 2017, transformé en 2022 en Fonds pour la création immersive).
- nombreux formats de diffusion pour le grand public (émissions TV, films en streaming, séance de cinéma, salles privées de VR).
Face à une telle créativité, de nombreux lieux (salles VR, parcs d’attractions, lieux culturels) souhaitent de plus en plus intégrer à leurs programmations et dans leurs espaces des propositions numériques immersives en collaboration avec des producteurs ou des studios de création issus du secteur de l’image.
Les nombreux exemples convoqués montrent la richesse des contenus envisageables pour compléter des logiques de médiation déjà existantes ou privilégier de nouvelles formes d’expériences et d’expositions.
Antoine ROLAND et Baudouin DUCHANGE