Selon une étude du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC, 2019), 41 % des Français ont déjà expérimenté la réalité virtuelle. En grande majorité, cette expérimentation a été réalisée de manière collective dans un lieu public (67 %). Dans 39 % des cas, ce lieu public était un lieu culturel ou de loisirs. L’essor de ces pratiques dans les médiathèques, musées ou centres de sciences ouvre de nouvelles perspectives en termes d’expériences sensorielles et émotionnelles.
1. S’immerger pour ressentir et s’émouvoir.
A fortiori, une expérience virtuelle mobilise les sens de celui qui l’expérimente (a minima, la vue ou l’ouïe), elle mobilise aussi sa capacité à percevoir et à ressentir.
En cela, une œuvre immersive peut permettre de “connecter directement le spectateur à la proposition artistique qui lui est faite”. C’est avec ces mots qu’Avi Amar (Floréal Films) évoque The Hangman at Home VR, l’expérience qu’il a co-produite. Inspiré du poème éponyme de Carl Sandburg (1878-1967), cette œuvre en animation propose aux spectateurs, grâce à l’interaction émotionnelle immédiate produite par la réalité virtuelle, d’explorer les thèmes de la participation, de la conscience de soi et d’autrui à l’aide d’une trame narrative saisissante : à quoi un bourreau pense-t-il quand il rentre chez lui suite à une dure journée de travail ? A travers 5 histoires, les spectateurs sont ainsi invités à partager l’intimité d’un bourreau, ses doutes et son humanité. L’immersion et la prise à partie implique le spectateur dans le récit au-delà de ce que pourrait permettre une narration plus classique.
C’est dans cette même perspective que le réalisateur Sam Wolson a créé un reportage animé en réalité virtuelle : Reeducated. Les participants se retrouvent dans l’une des prisons de la région de Xinjiang pour vivre au plus près la situation de détention vécue par les Ouighours. Sam Wolson revendique cette approche empathique : il ne souhaite pas que les « gens aient une compréhension exhaustive du sujet, mais qu’ils développent un lien émotionnel à l’histoire ». La plongée dans la réalité vécue par autrui peut aller aux plus confins de l’intime en entrant, par exemple, dans la peau d’une personne qui perd la vue pour Notes on Blindess, ou d’un migrant avec Meet Mortaza.
L’empathie et le ressenti pour autrui peut aussi convoquer avec force, l’affect et l’émotivité de celui ou de celle qui expérimente une expérience de réalité virtuelle. En 2021 et en 2022, après un passage à la galerie Saatchi à Londres, l’expérience VR We Live in an Ocean of Air (Marshmallow Laser Feast) a été installée au Centre PHI. A la frontière entre art, science et technologie, cette installation immersive multisensorielle se situe en plein cœur du parc national de Sequoia. A son propos, Myriam Achard, chargée des partenariats, nouveaux médias et des relations publiques au Centre PHI confie ses premières impressions lorsqu’elle a vu l’exposition à Londres il y a quelques années : « je suis devenue extrêmement émotive. De voir mon souffle se matérialiser dans la réalité virtuelle, c’est puissant. De respirer avec les arbres, de voir à quel point notre monde est fragile et d’en prendre réellement conscience, j’ai été très émue ». En termes d’impacts, au-delà de l’interpellation sur des sujets environnementaux, d’autres sujets plus sociétaux peuvent être traités avec des angles éditoriaux inédits.
Sur le terrain de l’empathie et de l’émotion, une autre production à impact peut être évoquée, celle de The Enemy. Produite par Camera lucida, cette expérience de réalité virtuelle a été proposée en 2017-2018 aux publics de l’Institut du Monde arabe, du Tel Aviv International Film Festival, du musée du MIT de Boston, du centre PHI de Montréal et du Geneva International Film Festival. Équipés d’un casque de réalité virtuelle, chaque spectateur suit un parcours de 50 minutes où il se retrouve face à des combattants engagés dans le même conflit mais dans des camps opposés. Selon, Karim Ben Khelifa, le réalisateur-photographe de The Enemy, « Le public qui sort de The Enemy n’a pas l’impression d’avoir vu un film. Il a bel et bien le sentiment d’avoir rencontré des personnes ». Pour donner cette sensation de rencontre, chaque mouvement du visiteur est détecté par le dispositif, donnant ainsi l’impression que les combattants auxquels ils font face les voient, les perçoivent, et communiquent avec eux. Interrogée par Télérama, une lycéenne, à la suite de cette expérience, confie l’impression d’avoir « carrément parlé à la personne » (lien vers l’article). D’autres visiteurs abondent en évoquant l’aspect « Troublant », « impactant », ou « bouleversant » d’une telle rencontre.
La reconstitution d’un espace physique et la sensation d’interaction participent toutes deux à la création de sentiments et d’émotions complémentaires à celles qu’éprouvent déjà physiquement un visiteur de lieu culturel. Ces ressentis peuvent ainsi contribuer à mieux intérioriser l’expérience transmise.
2. S’immerger pour transmettre.
La mise en situation ainsi que les ressentis stimulés par l’expérience physique peuvent contribuer à transmettre de façon plus actualisée et plus concrète un propos mémoriel (parfois complexe à aborder).
C’est avec cette ambition que la Maison Anne Frank a souhaité mettre en place en 2018 une visite en réalité virtuelle de l’annexe secrète dans laquelle s’est cachée Anne Frank en compagnie de 8 autres personnes : Anne Frank House VR. La maison reprend ainsi vie, et, sa visite est l’occasion de (re)découvrir les pensées de cette adolescente de 13 ans que son célèbre journal restitue si bien. De par sa force évocatrice, la réalité virtuelle suscite beaucoup l’intérêt de nombreux lieux de mémoire, musées d’histoire ou patrimoniaux.
Un tel medium a ainsi la capacité à retranscrire des ambiances d’époques ou à reconstituer des lieux ainsi que des atmosphères. Le Mémorial de Verdun en a tiré l’opportunité de reconstituer les champs de bataille avant, pendant et après la guerre : Verdun – paysage de Guerre – paysage de Paix. Située au premier étage du Mémorial, avec vue sur l’ancien champ de bataille (aujourd’hui une forêt), l’installation permet de rendre compte des transformations subies par les paysages et de susciter l’émotion face aux incidences dévastatrices de la seconde bataille la plus meurtrière de la Grande Guerre.
Une opportunité également saisie par les médiathèques, les bibliothèques et autres lieux d’archives en quête de développement des publics et de renouvellement des propositions culturelles. En 2022, 15 bibliothèques britanniques, en collaboration avec l’agence de promotion de la lecture publique britannique, Reading Agency, proposent un nouveau projet : StoryTrails. Une expérience narrative est mise à la disposition « des utilisateurs de la bibliothèque, des visiteurs et des passants afin d’utiliser un équipement de pointe pour explorer des histoires communautaires inédites de manière innovante » (Sue Williamson, directrice des bibliothèques à l’Arts Council England).
3. S’immerger pour partager une expérience collective.
Contrairement à un équipement qui semble isoler l’utilisateur (en raison de l’utilisation d’un casque), la réalité virtuelle tend à devenir de plus en plus sociale.
De nombreuses expériences en free roaming (déambulation libre) sont proposées depuis quelques années aux visiteurs de lieux culturels tels que l’Horizon de Khéops à l’Institut du Monde arabe ou The Enemy. Éternelle Notre-Dame est aussi l’une de ces expériences emblématiques. Cette expérience en réalité virtuelle a été proposée dans un espace de 500m2 sous l’Arche de la Défense début 2022, elle est désormais accessible sous le parvis de Notre-Dame. A la Défense, 50 personnes pouvaient participer à l’expérience en simultané (150 000 visiteurs sont ainsi attendus d’ici fin 2022). En termes de préparation, les visiteurs sont accueillis, puis regroupés par groupe de 6 pour être équipés (casque + sac à dos). Ils suivent ensuite un guide virtuel (l’un des constructeurs de la cathédrale) dans un parcours en déambulation à la découverte de toute l’histoire de Notre-Dame. Chaque membre du groupe est représenté par un avatar virtuel pour se reconnaître dans l’espace, vivre une expérience en convivialité avec les autres membres du groupe ou échanger avec ses proches.
Les déambulations libres en groupe permettent d’emmener les visiteurs dans des promenades aux environnements multiples : dans le parc national de Sequoia pour We Live in an Ocean of Air (déjà évoqué ci-dessus), dans l’espace pour l’exposition immersive VR L’Infini ou encore en Arctique pour – 22,7°. Différents voyages pleinement vécus par les visiteurs en groupe.
Un autre procédé peut contribuer à renforcer le sentiment d’immersion : la personnalisation individuelle d’une expérience pourtant vécue collectivement. C’est l’ambition de Mechanical Souls : réaliser une expérience collective tout en favorisant une expérience personnalisée de l’expérience en train de se vivre en direct. Cette œuvre immersive de 40 minutes est autant collective (20 visiteurs maximum par session, présence de 2 comédiens spécialisés dans l’improvisation et 1 technicien) qu’individuelle (montage du film en temps réel grâce à une intelligence artificielle en fonction des réactions du porteur du casque). Pour réaliser cette prouesse narrative et technique qui nécessite un espace de 14m2 à 50m2, la réalisatrice a conçu, avec un studio de réalité virtuelle, « un système qui analyse le regard et le mouvement de tête de chaque personne pour voir quel personnage l’intéresse le plus : elle va donc suivre celui-là. Chaque utilisateur verra des scènes distinctes et par conséquent, comprendra le final de manière différente. Certains vont suivre le même personnage pendant toute l’expérience, d’autres vont changer de point d’intérêt à chaque scène ». Ainsi, chaque spectateur voit la même scène d’introduction et de conclusion, mais, grâce à des choix réalisés de manière inconsciente via l’IA, vit une expérience unique d’environ 40 minutes entre les deux. Une expérience qui fait écho à d’autres créations virtuelles comme Le Bal de Paris, un spectacle scénique proposant une chorégraphie VR sur la performance de danseurs et danseuses présents in situ. C’est aussi le cas de l’expérience Fugue VR conçue pour 10 spectateurs accompagnés par 2 danseurs-médiateurs dans un spectacle en réalité virtuelle saisissant.
En complément d’un ensemble d’autres procédés de médiation, les expériences numériques immersives peuvent contribuer à enrichir de façon fondamentale l’offre culturelle d’un lieu. En appui à des thématiques narratives fortes, ces expériences sont sources d’émotions, de sensations, de sentiments et de partages. De riches développements en perspective pour valoriser des champs culturels particulièrement variés.
Antoine ROLAND et Baudouin DUCHANGE