Pouvez-vous nous raconter comment ce projet est-il né ?
Martine Asselin – Annick et moi nous sommes rencontrées parce que nos enfants allaient à la même école. Annick avait écrit un texte sur l’inclusion de son enfant autiste, et mon fils allait intégrer la même école. Je l’ai contactée pour savoir comment se passait le quotidien de son fils, le premier enfant autiste à être scolarisé là-bas. Nous nous sommes rencontrées dans un café et avons rapidement commencé à réfléchir à des projets ensemble.
Nous voulions montrer nos enfants comme des personnes avec leurs forces et caractéristiques, en y ajoutant une forte dimension inclusive. Nous avons d’abord pensé à un documentaire linéaire, mais nous avons rapidement opté pour quelque chose de plus immersif
Annick Daigneault – Martine venait du cinéma et de l’audiovisuel, et moi de la performance, du théâtre et de l’événementiel. J’étais très orientée vers l’expérientiel. Progressivement, notre objectif principal est devenu de «faire vivre l’autisme de l’intérieur». La réalité virtuelle nous est apparue comme le meilleur médium pour y parvenir.
Vous dites que finalement, ce médium a été un moyen de
traduire, d’exprimer quelque chose d’important. En quoi
est-il apparu comme le plus pertinent ?
Martine Asselin – Pour l’autisme, on parle souvent d’une bulle qui coupe un peu du reste. La VR nous permet de retranscrire cette idée en isolant les spectateurs d’une réalité pour en adopter une autre. Nous avons utilisé cette image commune et l’avons transformée en quelque chose de positif.
Par exemple, dans un passage de l’œuvre, on entre dans l’espace imaginaire de «Lou», où il manipule certains objets et le reste du monde s’efface.
En VR, les spectateurs peuvent naviguer à travers différents niveaux de narration et interagir avec cet espace intérieur. Ils doivent comprendre et reproduire les gestes de Lou, ce qui dédramatise et rend ludique le comportement autistique. Cela permet aux spectateurs de ressentir la charge émotive du personnage en imitant ses gestes pour se calmer et gérer l’information.
Annick Daigneault – Pour conclure sur la pertinence du médium, on retient 10% de ce qu’on entend, 30% de ce qu’on lit, et 80% de ce qu’on expérimente. Utiliser la VR pour faire expérimenter aux gens une réalité différente de la leur permet de s’assurer qu’ils retiennent davantage ce qu’ils ont appris. L’œuvre est à la fois poétique, onirique et éducative.
Dans quelle mesure avez-vous impliqué des personnes
autistes, que ce soit vos enfants, des personnes proches
ou moins proches dans le processus de construction ?
Annick Daigneault – Il était crucial pour nous que le projet soit radicalement inclusif. Nous avons eu le privilège et le défi de travailler plusieurs années sur le sujet grâce à divers financements. En parallèle, nous avons créé des projets annexes avec des adultes autistes pour raconter leurs perceptions et leurs histoires dans des espaces virtuels. Cette étape a été très enrichissante, et nous
remercions sincèrement les personnes autistes pour leur générosité.
Martine Asselin – À la fin de cette première étape, un collaborateur à la scénarisation, Louis François, a rejoint le projet. Nous sommes aussi des mamans d’enfants autistes, donc nous observions nos enfants et nous inspirions de leurs réalités. Nos enfants et d’autres personnes autistes ont testé nos prototypes et participé à toutes les étapes du projet, ce qui nous a aussi beaucoup rapprochées d’eux.
Est-ce que vous avez eu des retours différents du public, dans la présentation de l’expérience en réalité virtuelle ? Dans quelle mesure vous vous adressez aux tout petits, au moins petits, aux très grands ?
Annick Daigneault – Nous avons présenté notre projet dans divers lieux comme des festivals, des congrès et des écoles, souvent accompagnées d’une personne autiste. Les réactions du public (de 10 à 99 ans) ont été extrêmement positives. L’autisme est un sujet mondial, et nous sommes reconnaissantes du contact avec le public. Cependant, ce projet n’est pas destiné aux tout petits car il est encore trop conceptuel pour eux.
Martine Asselin – Certains sont venus par curiosité et sont repartis touchés avec de nouvelles clés de compréhension. Les personnes en lien avec des autistes ont été très émues et reconnaissantes de pouvoir expérimenter une perspective interne de l’autisme.
Annick Daigneault – À une présentation dans une école secondaire, une jeune fille a dit avant de faire l’expérience : “Les autistes, c’est tous des fous”. Après l’expérience VR et des discussions, elle a compris pourquoi certains comportements lui semblaient étranges. En une heure, sa perception avait complètement changé.
Martine Asselin – Des personnes autistes ont aussi fait leur coming out après avoir vécu l’expérience, se sentant moins craintives. À l’école de nos fils, l’œuvre a suscité des dialogues entre les élèves sur leurs propres différences, ce qui a créé de l’ouverture et de l’empathie.
Annick Daigneault – Lors du Festival South by Southwest aux États-Unis, un jeune homme autiste a été bouleversé par notre œuvre et a dit que c’était la représentation la plus bienveillante de l’autisme qu’il ait vue. Il a ressenti tout l’amour que nous y avons mis, reconnaissant que l’œuvre reflétait la tendresse et non le drame. Il voyait que cette œuvre ne partait pas d’un point de vue fataliste de parents accablés par le drame de l’autisme ou l’injustice du monde. Nous avons adopté une approche plus tendre. Bien sûr, tout n’est pas toujours beau et magique. Il y a des défis, des efforts à fournir de part et d’autre. Il est essentiel de se rencontrer à mi-chemin et de faire preuve de souplesse.
Au total, votre projet a pris huit ans à se financer. Comment avez vous pu le financer ?
Martine Asselin – On a eu un premier prix fin 2015 au Canada pour le pitch qu’on a fait de notre projet, puis ça nous a permis de partir le présenter en France, à Sunny Side of the Doc. On a alors gagné à nouveau un prix, celui du “Best Digital Creation Project”. Mais en 2016, les fonds pour ce genre de projet là n’existaient pas vraiment chez nous. On ne cochait pas toutes les cases nécessaires. Ça a été une leçon de persévérance, de continuer à avancer avec des projets parallèles pour continuer notre recherche, pour continuer à explorer ce qu’on voulait mettre en avant comme interactivité dans notre œuvre. On a fait des itérations, des prototypes, d’autres projets en réalité virtuelle, et on a ainsi trouvé des fonds parallèles qui nous ont permis d’avancer. Mais on avait toujours en tête de finir de financer ce qu’on voulait vraiment faire, qui était “Lou”. À partir de 2019, il y a eu des nouveaux fonds disponibles, et on a réussi à monter le projet. Dans “LOU : Les pieds en haut”, il y a un volet à propos de l’enfance, puis un volet sur l’adolescence. L’enfance a été réalisée avec un montage financier de bourses d’artistes parce qu’on est toutes les deux des artistes en arts numériques, médiatiques ou “installatifs”. Et le chapitre deux a été produit par nos partenaires depuis toujours, Unlimited VR, ce qui nous a permis de faire appel aux financements dédiés à l’industrie culturelle. Et on a aussi fait une campagne de sociofinancement.
Annick Daigneault – J’ajouterais qu’on ne peut pas sous-estimer la part d’amour que tout le monde a investi dans ce projet. Oui c’est sa boîte, mais c’est Sébastien qui a cru à ce projet, puis plusieurs partenaires ont suivi, comme l’équipe de DPT. Ils y ont cru et se sont laissés embarquer. Tout le monde a mis du “love money” dedans. Tout le monde a été sous-payé, on va se le dire. Il n’y a personne qui fait de l’argent avec ce projet-là.
Pensez-vous à une suite ? À un autre chapitre ?
Martine Asselin – Oui. En fait, c’est un trio. Enfance, adolescence et adulte. On a réalisé enfance et adolescence avec le même personnage, Lou, mais en deux chapitres différents. Ça facilite une expérience qui peut être partielle dans le sens où tout le monde n’a pas une demi-heure à consacrer à cette œuvre. On a donc deux chapitres distincts de 15 minutes qui sont liés entre eux, mais qui peuvent se vivre individuellement, indépendamment l’une de l’autre. On peut décider qu’on va être un enfant autiste ou un ado autiste. On va vivre deux choses complémentaires, mais différentes. Et on va quand même avoir une expérience de cette réalité neurologique distincte.
Annick Daigneault – Là, on est en train d’écrire le chapitre sur l’âge adulte. Ce sera un autre personnage autiste, avec ses caractéristiques propres, mais toujours pour permettre une expérience de l’autisme en réalité virtuelle. Puis on va explorer d’autres choses. On va sortir du stéréotype de l’homme blanc, hétéronormatif. Pas seulement pour être ancré dans la réalité actuelle, mais parce qu’il y a une grande partie de la population autistique qui s’identifie au LGBT+ et qui n’est représentée nulle part. Et pour eux, la notion de genre est parfois moins tranchée que pour les neurotypiques.