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Rencontre avec Martine Asselin et Annick Daigneault – Créatrices de Lou

Martine Asselin & Annick Daigneault

Pouvez-vous nous raconter comment ce projet est né ?

Martine Asselin – On s’est rencontrées car nos deux enfants allaient à la même école. Annick avait écrit un texte sur l’inclusion de son enfant, et mon fils allait rentrer dans l’école de son fils. Je l’ai contactée parce que je voulais savoir comment se passait le quotidien de son enfant, qui était le premier enfant autiste à intégrer cette école. On s’est rencontrées dans un café et on a tout de suite commencé à réfléchir à des projets ensemble. On s’est dit que ça serait fun de faire quelque chose pour que les gens  voient nos enfants comme des personnes avec leurs forces, leurs caractéristiques et en y ajoutant une forte dimension inclusive. Puis on s’est demandé quelle forme nous souhaitions donner à ce projet. On a pensé à un documentaire linéaire, puis assez vite, on a commencé à réfléchir à quelque chose de plus immersif. 

Annick Daigneault – Martine, venant du cinéma et des arts médiatiques, et moi de la performance, du théâtre et de l’événementiel, j’étais beaucoup dans l’expérientiel. Au fur et à mesure de nos échanges, on s’est données comme objectif principal de “faire vivre l’autisme de l’intérieur”, et la réalité virtuelle nous a paru être le meilleur médium pour y parvenir.

Vous dites que finalement, ce médium de réalité virtuelle a pour vous été un moyen de traduire, d’exprimer quelque chose d’important. En quoi le médium de la VR vous est apparu comme le plus pertinent ?

Martine Asselin – Pour l’autisme, on parle tout le temps d’une bulle, qui coupe un peu du reste. Donc on s’est assez vite dit que la VR était tout à fait cohérente pour un sujet comme celui-là, parce qu’on se coupe d’abord d’une réalité pour en adopter une autre qui est complètement différente. On se plonge dans quelque chose. On a donc utilisé la métaphore de la bulle même si, pour nous, c’est quelque chose qu’on trouve réducteur. Mais en même temps, on s’est dit, utilisons cette image-là que tout le monde possède déjà, puis transformons-la en quelque chose de positif. 

“Dans le fond, on brise les frontières entre des univers distincts en utilisant la réalité virtuelle.”

Annick Daigneault

Martine Asselin – Et puis on met en place des espaces qui ne sont pas obligés d’être tangibles. Parce qu’à un moment donné, dans l’œuvre, on rentre dans un espace qui appartient à “Lou”, qui est son imaginaire, qui est son plaisir de manipuler certains objets. Et à ce moment-là, quand il manipule l’objet en question, le reste du monde s’efface. En réalité virtuelle, on est capable de se promener d’un niveau de narrativité dans un espace intérieur, dans une réalité autre. Les gens participent, c’est interactif. Les spectateurs doivent comprendre comment et pourquoi “Lou” réagit de cette façon, ce qu’il ressent, et il faut qu’ils fassent la même chose. Endosser un comportement qui peut nous sembler étrange de prime abord, ça le dédramatise, et on le fait dans un mode qui est un peu ludique. Mais on comprend très bien la charge émotive du personnage quand on est obligé de faire, comme spectateur, un geste autistique pour se calmer, pour reprendre notre place dans l’espace, pour gérer l’information. Ce n’est pas quelque chose qu’on ferait en temps normal, mais on le fait. 

Annick Daigneault – Pour conclure sur la pertinence. Je ne me rappelle pas exactement le pourcentage, mais on retient 10 % de ce qu’on entend, 30 % de ce qu’on lit, et 80 % de ce qu’on expérimente. Le fait d’utiliser la VR pour faire expérimenter aux gens une réalité distincte de la leur ou des comportements qu’ils jugent de prime abord, ça nous permet de nous assurer que les gens retiennent davantage ce qu’ils ont appris. Même si l’œuvre est aussi poétique et onirique qu’éducative.

Dans quelle mesure avez-vous impliqué des personnes autistes, que ce soit vos enfants, des personnes proches ou moins proches dans le processus de construction ?

Annick Daigneault – Pour nous, c’était important, à toutes les étapes, que le projet soit radicalement inclusif. Et comme on a eu le privilège (et le défi)  de travailler tellement d’années sur ce projet et qu’on a eu des financements pour la recherche, on a également créé des projets en parallèle avec des adultes autistes où on co-créait des œuvres en VR qui racontaient leurs perceptions, leurs histoires, leurs vulnérabilités, leurs intérêts spécifiques dans des espaces virtuels variables. Et pour nous, ça a été super enrichissant. On est conscientes que ce que l’on offre dans l’œuvre, comparé à ce qu’on a reçu des personnes autistes, est infime. La générosité de leur feed-back est riche et c’était un privilège d’apprendre avec eux, elles et iels.

Martine Asselin – Puis on a eu un collaborateur à la scénarisation, Louis François, qui a co-écrit avec nous et qui était vraiment très présent. Puis, of course, on est des mamans, alors on observait nos enfants, on s’inspirait aussi de leurs réalités. C’est un mix entre certaines caractéristiques de mon fils, du fils d’Annick, puis de plein d’autres personnes en dehors de ce projet qu’on avait déjà rencontré. C’étaient nos premiers publics. Ils étaient mis à contribution. Ils essayaient des prototypes, ils ont participé, ils ont été vraiment tout le temps là, aux premières loges. Ce projet nous a aussi rapprochés de nos enfants.

“Ça a été notre démarche d’empathie et de compréhension par rapport à eux, pour mieux comprendre comment ils fonctionnent, d’essayer de se mettre à leur place et d’imaginer à quoi ça peut ressembler dans leur tête.”

Martine Asselin

Martine Asselin – Il y a plusieurs caractéristiques propres à l’autisme. Et on a retenu celles qui se portaient le mieux pour ce médium. 

Est-ce que vous avez eu des retours différents du public, dans la présentation de l’expérience en réalité virtuelle ? Dans quelle mesure vous vous adressez aux tout petits, au moins petits, aux très grands ?

Annick Daigneault – Nous sommes allées dans différents lieux comme des festivals, des congrès, des écoles, presque toujours accompagnées d’une personne autiste. Les réactions du public entre dix ans et 99 ans sont super positives. Ça touche et engage tout le monde. Il y en a qui vont vivre l’expérience avec plus ou moins d’intensité, mais jusqu’ici, ça ne laisse personne indifférent. L’autisme, c’est un sujet mondial. On est vraiment reconnaissantes du contact avec le public. Par contre on ne s’adresse pas aux tout petits. On l’a testé sur des petits et c’est trop conceptuel. Donc le public cible de notre œuvre, c’est de dix ans à cent quatre-vingt-dix-neuf ans. 

Martine Asselin – Il y en a qui ne connaissent pas de personnes autistes et qui viennent parce qu’ils sont curieux. Ils ressortent touchés, et ont mieux compris. Les gens qui sont en lien avec une personne autiste, sont très émus et reconnaissants d’avoir pu expérimenter et de voir un peu de l’intérieur à quoi ça pouvait ressembler.

“On a vraiment fait le choix de se baser sur les témoignages de personnes autistes et non sur des professionnels ou des scientifiques.”

Martine Asselin

Annick Daigneault – Pour donner l’exemple d’une réaction qu’on a eue dans une école secondaire, il y a une jeune fille qui faisait l’atelier et qui nous a dit, avant de faire l’expérience :  “Les autistes, c’est tous des fous” ! J’ai accueilli sa pensée sans jugement et on l’a décortiquée ensemble. Je sentais que ce n’était pas juste de la provocation et qu’on pouvait partir d’une réponse aussi inconfortable qu’authentique. Nick qui était avec moi et qui est une personne autiste, est resté super calme. On a discuté, fait des activités, elle a fait l’expérience VR  et à l’issue de tout ça, on se rassemble de nouveau en groupe et je lui demande : “Qu’est-ce qui a évolué pour toi ? Qu’est-ce que tu as compris après l’activité ?”. Elle dit “Je comprends qu’ils ne sont pas fous. Il y a des comportements que je ne comprenais pas, mais je sais maintenant pourquoi ils font des gestes que je trouvais bizarres. J’ai plus envie de dire qu’ils sont fous.” En une heure d’activités, la perception de cette jeune fille de quatorze ans avait complètement changé. 

Martine Asselin – Il y a aussi des gens qui sont autistes, qui ne l’ont jamais dit, et qui ont fait des coming out après avoir fait l’expérience. Ils avaient moins de craintes à se dévoiler. Quand on a présenté “Lou” à l’école de nos fils, les autres jeunes posaient des questions à nos enfants. Il y avait comme un dialogue qui s’établissait. Puis après ça, les autres élèves nous parlaient de leurs propres différences, qui n’étaient pas nécessairement de l’autisme. Tout le monde a commencé à réfléchir au fait qu’on est tous différents, même si c’est une évidence. Ça a vraiment créé de l’ouverture et de l’empathie par rapport à une situation, à une réalité qu’on ne connaît pas. Puis il y a des personnes autistes qui l’ont essayé aussi. Il y en a pour qui c’est difficile parce qu’on leur fait vivre des surcharges. Certaines personnes sont sorties du casque parce que c’était trop pour eux. Mais il y en a qui l’ont fait au complet et qui nous ont donné des feedback comme : “Ça me représente bien et ce que j’aime c’est que ça me représente comme une personne humaine et pas comme un drame, pas comme une fatalité, pas comme quelqu’un qui n’est pas capable de fonctionner en société. C’est juste une image de ce qu’on vit.”

Annick Daigneault – Quand nous étions à South by Southwest, il y avait un jeune homme autiste qui, après avoir expérimenté notre œuvre, nous a dit “Je suis trop touché. Je suis bouleversé.” Il nous a dit être autiste et a rajouté “C’est l’œuvre la plus bienveillante sur l’autisme que j’ai pu voir ou expérimenter.” Il sentait tout l’amour qui est dans l’œuvre qu’on a créée. Il voyait que cette œuvre-là ne partait pas d’un point de vue fatal de parents dans le drame de l’autisme ou de l’injustice du monde. On est plus dans la tendresse. Tout n’est évidemment pas beau et magique. Il y a des défis. On fait des efforts. Tout le monde en fait ! Il faut se rencontrer au milieu et nous aussi faire preuve de souplesse ! 

Au total, votre projet a pris huit ans à se financer. Comment avez vous pu le financer ?

Martine Asselin – On a eu un premier prix fin 2015 au Canada pour le pitch qu’on a fait de notre projet, puis ça nous a permis de partir le présenter en France, à Sunny Side of the Doc. On a alors gagné à nouveau un prix,  celui du “Best Digital Creation Project”. On se disait, c’est dans la poche, en revenant au Québec, on va réussir à produire cela ! Mais en 2016, les fonds pour ce genre de projet là n’existaient pas vraiment chez nous. On ne cochait pas toutes les cases nécessaires. Donc ça a été une leçon de persévérance, de continuer à avancer avec des projets parallèles pour continuer notre recherche, pour continuer à explorer ce qu’on voulait mettre en avant comme interactivité dans notre œuvre. On a fait des itérations, des prototypes, d’autres projets en réalité virtuelle, et on a ainsi trouvé des fonds parallèles qui nous ont permis d’avancer. Mais on avait toujours en tête de finir de financer ce qu’on voulait vraiment faire, qui était “Lou”. À partir de 2019, il y a eu des nouveaux fonds disponibles, et on a réussi à monter le projet. Dans “LOU : Les pieds en haut”, il y a un volet à propos  de l’enfance, puis un volet sur l’adolescence. L’enfance a été réalisée avec un montage financier de bourses d’artistes parce qu’on est toutes les deux des artistes en arts numériques, médiatiques ou “installatifs”. Et le chapitre deux a été produit par nos partenaires depuis toujours, Unlimited VR, ce qui nous a permis de faire appel aux financements dédiés à l’industrie culturelle. Et on a aussi fait une campagne de sociofinancement.

Annick Daigneault – J’ajouterais qu’on ne peut pas sous-estimer la part d’amour que tout le monde a investi dans ce projet. Oui c’est sa boîte, mais c’est Sébastien qui a cru à ce projet, puis plusieurs partenaires ont suivi, comme l’équipe de DPT. Ils y ont cru et se sont laissés embarquer. Tout le monde a mis du love money dedans. Tout le monde a été sous-payé, on va se le dire. Il n’y a personne qui fait de la piasse avec ce projet-là. 

Pensez-vous à une suite ? À un autre chapitre ?

Martine Asselin – Oui. En fait, c’est un trio. Enfance, adolescence et adulte. On a réalisé enfance et adolescence avec le même personnage, Lou, mais en deux chapitres différents. Ça facilite une expérience qui peut être partielle dans le sens où tout le monde n’a pas une demi-heure à consacrer à cette œuvre. On a donc deux chapitres distincts de 15 minutes qui sont liés entre eux, mais qui peuvent se vivre individuellement, indépendamment l’une de l’autre. On peut décider qu’on va être un enfant autiste ou un ado autiste. On va vivre deux choses complémentaires, mais différentes. Et on va quand même avoir une expérience de cette réalité neurologique distincte. 

Annick Daigneault – Là, on est en train d’écrire le chapitre sur l’âge adulte. Ce chapitre sera avec un autre personnage. Ce sera une autre personne autiste, avec ses caractéristiques propres, mais toujours pour permettre une expérience de l’autisme en réalité virtuelle. Puis on va aller ailleurs, on va sortir de ce à quoi on est habitué au niveau des stéréotypes de l’homme blanc, hétéronormatif. Pas seulement pour être ancré dans la réalité actuelle, mais parce qu’il y a une grande partie de la population autistique qui s’identifie au LGBT+ et qui n’est représentée nulle part. Et pour eux, la notion de genre est parfois moins tranchée que pour les neurotypiques. 

© Martine Asselin, Annick Daigneault, UNLTD, Dpt., Peak.
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